Quels enjeux associés à la création du nouveau pôle police-justice au sein de l’IPP ?

Commençons par le commencement, qu’est-ce qu’un pôle à l’Institut des politiques publiques (IPP) ?

Antoine Bozio : Un pôle est à l’Institut des politiques publiques (IPP) un petit groupe de chercheurs qui travaillent sur une thématique particulière et peuvent ainsi s’organiser pour développer l’évaluation de certaines réformes ou mesures de politiques publiques. L’objectif est avant tout organisationnel afin d’être réactif dans la réponse aux appels d’offres, de partager les connaissances en termes de données à mobiliser et sur la littérature scientifique sur le sujet. Il ne s’agit pas pour autant de cloisonner le travail, et chaque pôle est amené à interagir avec les autres pôles. Pour le pôle police/justice, on voit bien que cela peut être en lien avec l’éducation (jeunes en prise avec la justice), le marché du travail (la réinsertion), les mesures socio-fiscales (les prestations en sortie de prison), et bien d’autres.
En 2022 et 2023, nous avons formalisé la création des pôles insertion-formation et environnement. En ce début d’année 2024, c’est un nouveau pôle police-justice qui voit le jour.

Pourquoi avoir créé ce 10ème pôle ?

Antoine Bozio : L’ambition de l’IPP est d’analyser et d’évaluer l’ensemble des politiques publiques avec des outils scientifiques, en particulier (mais non exclusivement) les méthodes quantitatives développées en économie empirique. Créer un pôle police/justice fait partie de cette démarche afin de mieux couvrir ces politiques publiques essentielles à l’action de l’Etat. Trois conditions nécessaires pour la création d’un pôle nous sont apparues réunies: d’abord l’existence d’une thématique importante, où les travaux de recherche et d’évaluation sont insuffisants; ensuite, les données sous-jacentes permettant de conduire de tels travaux, et enfin, dernière condition indispensable, un groupe de chercheurs motivés par cette thématique. L’ouverture des données administratives de la sécurité intérieure et de la justice ouvre des pans entiers de travaux de recherche à réaliser. Et avec Arnaud, Aurélie et Camille, nous avions l’équipe idéale pour s’attaquer à ce challenge!

L’IPP s’attaque donc au régalien ?

Antoine Bozio : Les politiques publiques régaliennes ont effectivement un retard marqué dans la démarche d’évaluation. Pour beaucoup, elles ne se prêtent pas bien à cette démarche, car elles traitent de cas uniques. Mais c’est oublier que de nombreuses options de politique de sécurité et de justice existent, dont les coûts pour les finances publiques sont variables et les résultats peuvent aussi varier. Il est indispensable de faire progresser nos connaissances dans ce domaine pour que le débat public soit nourri de travaux scientifiques et objectifs.

Évalue-t-on une politique publique de justice de la même manière que les effets d’une hausse ou suppression d’impôt ?

Camille Hémet : Oui ! L’évaluation des politiques liées à la sécurité ou à la justice soulève globalement les mêmes questions méthodologiques que celle d’autres politiques publiques ou fiscales : Qui est affecté ? Les personnes concernées présentent-elles des spécificités qui risquent également d’influencer les résultats qui nous intéressent ? Il faudra alors utiliser des méthodes d’évaluation similaires à celles utilisées dans d’autres contextes, afin d’estimer, dans la mesure du possible, des relations de causalité sans biais.

Aurélie Ouss : Certaines dimensions, comme les approches empiriques, présentent des similitudes. Les questions posées sont souvent analogues : comprendre l’impact moyen des décisions judiciaires, qui est affecté par ces décisions et dans quelles conditions. Cependant, il y a une spécificité importante : la justice traite d’affaires individuelles, et au cœur même de l’administration judiciaire réside l’objectif de rendre justice par rapport à des cas spécifiques, à des personnes précises. Par ailleurs, les objectifs de la justice transcendent souvent ce qui peut être mesuré dans les données administratives. Il est primordial de garder à l’esprit les limites de ce que les approches empiriques que nous envisageons peuvent réellement apprendre, surtout dans le domaine de la justice. Cela nécessite de compléter nos travaux avec d’autres considérations pertinentes.

Quel apport des sciences économiques à la justice et à la police ?

Camille Hémet : Je dirais que notre principal apport, pour les questions liées à la police et à la justice entre autres (mais pas uniquement !), est de proposer des analyses quantitatives, notamment lorsqu’il s’agit d’évaluer des politiques publiques. Néanmoins, nous n’ignorons pas pour autant l’immense littérature issue des autres sciences sociales (sociologie, anthropologie, droit, criminologie, psychologie…) qui nourrit notre réflexion et peut nous aider à formuler nos hypothèses ou à réfléchir aux variables nécessaires dans nos modèles économétriques. En tant qu’économistes, nous allons plutôt chercher à quantifier un phénomène (l’effet d’une politique) sur une population la plus représentative possible, ce qui suppose généralement d’avoir accès à des données individuelles suffisamment détaillées. Mais cela se fait parfois au détriment d’une compréhension plus fine des mécanismes sous-jacents, ce que peuvent parfois permettre les travaux issus d’entretiens qualitatifs plus approfondis, mais sur de petits échantillons. En somme, les différentes sciences sociales sont très complémentaires sur ces sujets, comme sur les autres.

Arnaud Philippe : J’ai tendance à distinguer les sciences sociales selon les méthodologies utilisées plutôt que selon les thèmes abordés. En conséquence, la question de l’apport de l’économie me semble se poser de la même manière pour tous les sujets. Les économistes ne me semblent pas plus ou moins utiles à l’étude de la justice qu’à celle de l’éducation ou de l’emploi et le feront simplement d’une manière différente de celle des sociologues, des anthropologues ou des historiens. D’une manière très générale, l’approche est plus quantitative que qualitative.

Pourquoi une telle dépendance aux données administratives et à leur disponibilité ?

Aurélie Ouss : Pour évaluer l’efficacité des politiques pénales, il est essentiel de quantifier leurs impacts. Les objectifs de ces politiques sont variés et complexes, rendant leur évaluation souvent délicate. Par exemple, appréhender des concepts comme le sentiment d’insécurité ou de rétribution demeure ardu. Cependant, plusieurs questions, notamment celles concernant l’impact des politiques sur les coûts judiciaires, l’exécution des peines et la récidive, peuvent être appréhendées via des données administratives.

L’administration de la justice pénale engendre un vaste réservoir de données administratives précises. Elles sont conçues pour capter minutieusement les décisions judiciaires à un niveau individuel, comme les peines prononcées à l’issue d’un procès ou la durée de la détention. Cette précision est cruciale pour garantir une administration équitable de la justice. Mais ces données peuvent aussi être exploitées à un niveau agrégé afin d’évaluer l’impact global de ces décisions. Ainsi, les chercheurs peuvent obtenir une vision exhaustive des parcours judiciaires, offrant alors la possibilité d’évaluer de manière précise l’efficacité des politiques mises en place.

Arnaud Philippe : Comme dans de nombreux domaines, les administrations publiques collectent de très grandes quantités de données permettant de documenter certains phénomènes sociaux. Dans le cas de la police et de la justice, elles sont pratiquement les seules à le faire puisque l’État a le monopole des fonctions régaliennes et que certains des comportements concernés sont cachés par leurs auteurs. Si certaines enquêtes peuvent documenter la victimation par la population ou certaines conduites délinquantes telles que la consommation de stupéfiants, il est par exemple pratiquement impossible de mesurer la récidive sans en passer par des données administratives.

Antoine Bozio : Dans un pays où il est courant de critiquer la lourdeur et l’opacité de l’administration, il faut saluer le mouvement de fond, débuté il y a quelques années,  d’ouverture des données administratives, à des fins de recherche et d’évaluation. C’est ce mouvement qui permet aujourd’hui de concrétiser l’aspiration, formulée tant par les citoyens que par les décideurs politiques, à davantage conduire davantage d’analyse et d’évaluations de nos politiques publiques.

Aurélie Ouss : Ces dernières années, le système judiciaire a considérablement amélioré la collecte de données administratives et les possibilités d’appariement, ouvrant ainsi la voie à une meilleure compréhension de nombreux aspects de l’administration de la justice. Cependant, pour répondre de manière concluante à des questions causales concernant les effets des politiques pénales, il est important de développer des stratégies empiriques visant à isoler l’impact spécifique de ces politiques. Cela exige une double expertise : une compréhension approfondie des données et des mesures administratives, ainsi qu’une maîtrise des méthodologies d’économétrie appliquées, rendant d’autant plus prometteuse la collaboration entre chercheurs spécialisés et les administrations de la justice.

Camille Hémet : J’ajoute enfin que des efforts marqués sont également faits pour mieux documenter la criminalité et la délinquance. Non seulement au travers d’enquêtes nationales, mais également avec l’ouverture d’une partie des données administratives de la police et de la gendarmerie nationales. Nous espérons vivement que cet élan se poursuivra pour permettre aux chercheurs d’accéder à des données administratives plus détaillées et plus riches sur les questions de sécurité intérieure.

Quels sont selon vous aujourd’hui les grands défis en termes de politiques publiques pour la police et la justice ?

Camille Hémet : Je crois que notre rôle d’économistes est avant tout de répondre à des questions positives, plutôt que normatives : quels sont les effets des politiques existantes ou à venir ? Quels sont les mécanismes en jeu ? Peut-on quantifier ces effets ? Les mettre en regard de leurs coûts ? Répondre à ces questions est déjà un défi en soi, en termes de méthode et d’accès aux données pertinentes. Il revient ensuite au décideur public de se saisir de nos réponses pour se demander quelle politique mettre en place, au regard de ses objectifs et des effets estimés.

Néanmoins, en tant que chercheurs, il existe des questions vers lesquelles nous pourrions spontanément nous tourner. Quelle est l’efficacité de la prise en charge par la police et la justice des femmes victimes de violences ? L’incarcération en France joue-t-elle son rôle de réinsertion, et comment se compare-t-elle à d’autres sanctions moins utilisées ? Les moyens mis dans les forces de sécurité intérieure et leur formation permettent-ils de lutter efficacement contre la criminalité ? Des travaux existent déjà en partie sur ces questions, en France ou à l’étranger, mais il reste tant à explorer !

Le débat public est-il moins rationnel, plus sensible et émotionnel sur vos sujets que dans les autres domaines ?

Camille Hémet : Les questions liées à la police et à la justice peuvent en effet toucher à des sujets très chargés émotionnellement. Pour autant, il est nécessaire de pouvoir documenter les effets de ces politiques de manière objective, pour rendre compte de leurs succès ou de leurs échecs, et les mettre en regard de leurs coûts pour les finances publiques. Actuellement, les débats sur ces questions manquent bien souvent d’arguments étayés par des évaluations chiffrées. 

Arnaud Philippe : Le débat sur les questions de police et de justice est effectivement marqué par une forte place de l’émotion. Cela découle en partie de la grande visibilité des affaires les plus graves, dont la présence dans les “faits divers” des différents médias est particulièrement importante, ainsi que d’une forte politisation de cette thématique depuis plusieurs années. Cette visibilité des questions de criminalité et de délinquance, ainsi que la réception par le public et son intégration dans les discours des décideurs est en soi un objet d’étude comme nous avons pu l’évoquer dans la note IPP n°22 sur l’effet de la médiatisation des crimes sur les décisions de justice.

Aurélie Ouss : Par ailleurs, la justice a de nombreux objectifs, qui peuvent souvent être en contradiction. Par exemple, l’administration pénitentiaire doit garantir la sécurité en surveillant les personnes détenues et aider à la réinsertion pour éviter la récidive. Ces deux objectifs peuvent être en tension, et savoir où placer le curseur peut relever plus du système de valeurs de chacun que de l’efficacité des approches. Ces tensions existent dans de nombreuses dimensions des décisions de justice. 

Antoine Bozio : Les débats sont aussi très vifs autour des sujets économiques comme la mixité sociale à l’école ou la fiscalité, pour ne citer que ces deux exemples. A l’IPP, nous souhaitons être utiles au débat public, et à cette fin nous privilégions la rigueur de nos analyses afin de garantir la crédibilité de leurs résultats. Nous nous abstenons volontairement de nous substituer au débat politique pour préférer établir des faits et des impacts causaux. Je pense que l’évaluation peut être un facteur d’apaisement du débat public, notamment quand elle contribue à l’élaboration d’un diagnostic partagé peu soumis à contestation. 

La police et la justice sont des thématiques, des ministères, des données bien distinctes : pourquoi les réunir dans un même pôle ?

Camille Hémet : Si l’on réfléchit en termes d’administrations publiques, on peut dire que ces ministères ont en partie des préoccupations communes, même si leurs outils diffèrent. Par exemple, la protection de la population peut passer par l’action des forces de l’ordre ou bien par des décisions judiciaires de placement ou de mise sous tutelle de personnes particulièrement vulnérables et en danger. D’autre part, concernant la lutte contre les activités criminelles (au sens large), police et justice sont encore deux maillons d’une même chaîne. Cela est d’ailleurs reflété dans la théorie économique de la criminalité développée par l’économiste Américain Gary Becker en 1968. Selon cette théorie, la décision de commettre un “crime” est le résultat d’un arbitrage “coûts-bénéfices” rationnel. Et qu’est-ce qui augmente le “coût” du crime ? A la fois la probabilité d’être arrêté, du ressort de la police,  et la sévérité de la sanction, du ressort de la justice.

Arnaud Philippe : Dans le domaine pénal, l’action de la justice suit en général celle de la police. Dans les données, on peut, en théorie, retrouver les individus et, de plus en plus, les administrations mettent en place des référentiels communs pour comprendre, au moins de manière agrégée, comme différentes populations sont traitées par ces deux institutions. Par ailleurs, le débat sur les questions de sécurité est structuré par le couple justice/police. L’opposition entre les acteurs – que ce soit entre les ministres ou les syndicats – est souvent fondamentale pour comprendre la façon dont telle ou telle politique a été mise en place et peut être évaluée. Cela semble donc naturel de les traiter ensemble même si ces questions ont évidemment également à voir avec les politiques de santé (en particulier mentale), d’emploi, d’éducation…

Vos travaux s’appuient également sur des données, exemples et évaluations réalisées à l’étranger : quelles sont selon vous les différences fondamentales ou historiques avec la France ? Quels enseignements en tirez-vous pour ce pôle naissant ?

Camille Hémet : Si l’on prend l’exemple de l’effet de l’incarcération sur la récidive et la réinsertion, les résultats de la littérature en économie quantitative sont largement tirés d’expériences étrangères, notamment des Etats-Unis, ou encore des pays Scandinaves (sans oublier le Royaume-Uni, ou l’Italie), qui sont des contextes très différents les uns des autres, et qui peuvent être considérés comme des cas extrêmes. Par exemple, les Etats-Unis ont un des taux d’incarcération les plus élevés du monde (plus de 500 personnes incarcérées pour 100 000 habitants contre 106 pour 100 000 en France). Par ailleurs, les prisons scandinaves font figure d’exception concernant les conditions de détention reconnues comme parmi les meilleures du monde, avec un très fort accent mis sur la réinsertion. Les résultats obtenus dans ces pays sont donc a priori difficilement transposables à d’autres pays, ce qui renforce la nécessité de pouvoir réellement évaluer les politiques françaises. 

Aurélie Ouss : Plusieurs de mes travaux portent sur la justice aux États-Unis. L’ampleur des politiques pénales est complètement différente, tant au regard des taux d’incarcération que de l’impact durable d’un casier judiciaire au-delà du domaine pénal, puisqu’il est disponible à tous les employeurs, aux bailleurs, aux services sociaux… Cette particularité limite la transposition des résultats de nombreuses études menées aux États-Unis au contexte français. Une autre caractéristique majeure réside dans la fragmentation du système judiciaire américain. En effet, l’administration de la justice est souvent décentralisée, fonctionnant au niveau municipal, départemental ou étatique. L’appariement pose donc des défis importants du fait de la multitude d’autorités administratives impliquées.

Il y a donc un manque d’études convaincantes sur les liens entre les politiques pénales et des aspects tels que l’emploi, l’éducation ou la santé. En France, la structure des données administratives offre des perspectives pour répondre à terme à ces questions relatives aux interactions entre les politiques pénales et sociales. Cela ouvrirait de nouvelles perspectives essentielles pour éclairer de façon plus compréhensive les questions d’efficacité et d’équité des politiques pénales et sociales. 

En parlant de perspectives, quelles sont les prochaines étapes pour ce nouveau Pôle ?

Camille Hémet : Les prochaines étapes correspondent aux objectifs décrits par Antoine précédemment. Mener des travaux de recherche, notamment via des appels à projets,  et diffuser la connaissance académique dans le débat public. 

Je viens d’ailleurs de démarrer  un premier projet portant sur les trajectoires (scolaires et professionnelles) des mineurs ayant été incarcérés, que je mène en collaboration avec plusieurs collègues (Manon Garrouste, Nina Guyon et Laura Khoury) et deux doctorantes de PSE (Léa Dousset et Maëlle Stricot). Ce projet a été monté à la suite d’un appel à projet lancé par le Défenseur des Droits, la Direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) du ministère de la Justice et l’Institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la Justice (IERDJ). C’est un projet qui soulève de nombreux défis, notamment en termes d’accès aux données administratives, mais qui peut débuter aujourd’hui grâce à l’effort d’ouverture des administrations concernées.  

Concernant le second objectif de diffusion de la connaissance, nous allons commencer par publier au cours des prochaines semaines et des prochaines mois,  plusieurs notes IPP reprenant les résultats de travaux de recherche menés par Aurélie, Arnaud, ou moi-même, notamment.  La première note sera publiée en milieu de semaine prochaine : elle explore l’effet des politiques pénales sur les décisions de justice.

A court terme, nous avons également pour projet de réunir chercheurs et administrations pour un colloque en avril : nous espérons pouvoir en dire un peu plus (et ouvrir les inscriptions) prochainement.

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