Pourquoi et comment mesurer l’intensité CO2 de la valeur ajoutée et la tarification effective du CO2 au niveau de chaque entreprise ?

La note IPP n°102, réalisée dans le cadre du projet Green Firms, financé par l’Ademe, documente les émissions carbones des entreprises industrielles françaises et évalue le « ciblage carbone » des politiques publiques. La stratégie adoptée pour la construction d’une base de données sur les émissions carbones des entreprise industrielles françaises repose en majeure partie sur l’exploitation de données d’enquête qui recense les consommations des différentes énergies d’établissements industriels français. L’objectif étant d’obtenir une mesure des émissions carbones au niveau de l’entreprise, un certain nombre d’enjeux méthodologiques se posent, liés notamment à l’agrégation des données établissement au niveau entreprise. Ces enjeux sont détaillés dans l’annexe méthodologique jointe à la note IPP.

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Paul Dutronc-Postel, responsable du pôle Environnement de l’IPP, et Rachel Paya, économiste à l’IPP et doctorante à l’ESSEC, reviennent sur ces enjeux dans un entretien “Parlons méthode”

Pourquoi mesurer l’intensité CO2 de la valeur ajoutée et la tarification effective du CO2 au niveau de chaque entreprise ?

Quand on s’intéresse à qui émet quoi dans la société, on mesure souvent le carbone total émis par les individus ou les entreprises, et on agrège ces mesures pour obtenir une forme de comptabilité nationale du carbone (l’Insee a d’ailleurs récemment publié son premier exercice en la matière). Nous souhaitions nous donner un cadre d’analyse pour penser le ciblage des politiques publiques à destination des entreprises en fonction du CO2 qu’elles émettent ; c’est-à-dire répondre à la question : telle ou telle politique publique touche-t-elle davantage des entreprises intenses ou peu intenses en émissions ? Pour rendre les entreprises commensurables, on ne peut alors pas se contenter d’utiliser les émissions totales de ces entreprises, au risque de simplement comparer les grosses entreprises aux petites. C’est pourquoi nous préférons calculer une mesure d’émissions rapportées à leur contribution à l’activité économique, de telle sorte à identifier les entreprises les plus “intenses” en CO2 par rapport à leur valeur ajoutée économique.

Côté tarification effective du CO2, il s’agissait de se donner une mesure, au niveau de chaque entreprise, du niveau moyen de tarification du CO2 émis par cette entreprise, c’est-à-dire des incitations financières associées à l’émission d’une tonne de CO2 par l’entreprise. L’exercice habituel en la matière consiste à tracer, pour chaque tonne de CO2, l’ensemble des dispositifs fiscaux et légaux qui s’y appliquent ; c’est la voie que suit le Commissariat général au développement durable (CGDD), par exemple, selon une méthodologie développée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Nous procédons un peu différemment, en reproduisant d’abord cette approche “tonne par tonne”, mais en agrégeant ensuite cette tarification au niveau de chaque entreprise, pour pouvoir s’intéresser aux caractéristiques des entreprises soumises à tel et tel niveau de tarification.

Comment construire ces mesures ?

Pour l’intensité CO2 de la valeur ajoutée, il y a une difficulté qui tient à la nature des données dont on dispose en France : dans le champ manufacturier, qui représente entre un sixième et un cinquième des émissions françaises, on dispose de données d’enquête annuelles au niveau d’un échantillon assez fourni d’établissements (l’Enquête annuelle sur les consommations énergétiques dans l’industrie, EACEI). C’est déjà beaucoup mieux que dans tous les autres secteurs, où les données micro, c’est-à-dire au niveau de chaque acteur, sont parfois inexistantes ! Mais ce ne sont pas pour autant des données parfaites ; en particulier elles ne sont pas exhaustives sur tous les établissements des entreprises dont les établissements sont interrogés : autrement dit, il n’est pas rare que seuls un ou deux établissements d’une entreprise multi-établissements soient interrogés. Or, la valeur ajoutée, qui est le concept central de valeur monétaire auquel nous rapportons les émissions de CO2, n’est mesurée qu’à l’échelle des unités légales, c’est-à-dire des entreprises.

C’est pourquoi une grande partie du travail a consisté à imputer des émissions de CO2 aux établissements non-enquêtés des unités légales dont au moins un établissement est enquêté. On a procédé en testant différents modèles d’apprentissage statistique, et retenu celui qui semblait le plus performant. On soumet aussi régulièrement nos analyses à des tests de robustesse : on les reproduit en utilisant uniquement les données des entreprises pour lesquelles la part des émissions prédites dans les émissions totales est faible pour examiner si les conclusions sont robustes à l’absence des entreprises pour lesquelles les données CO2 sont en grande partie imputées.

Pour la tarification effective du CO2, on procède différemment. Celle-ci consiste en deux éléments : les quotas carbone pour les installations qui sont soumises au marché européen, dont on observe la quantité et la valeur ; et la taxation des consommations d’énergie, qu’on n’observe pas directement. On simule cette dernière sur la base des données qu’on observe : les consommations observées et les caractéristiques des entreprises. Cette simulation n’est pas parfaite ou exacte, car les données disponibles sont souvent moins précises que les textes de lois : par exemple, elles ne permettent pas toujours de distinguer entre les usages des consommations, qui sont souvent soumis à des taux de taxes différenciés. Auquel cas, on fait des hypothèses qui semblent les plus réalistes possibles, et on soumet là encore nos résultats à des tests de robustesse, en examinant si des hypothèses alternatives modifient les résultats.


À quoi êtes-vous particulièrement vigilants quand vous construisez ainsi un nouvel indicateur ?

Précisément à ce que l’indicateur soit robuste aux hypothèses faites ! Pour tout ce qui est du ressort de la fiscalité, on a souvent (mais pas toujours !) la chance en France que le Ministère des Finances ou une autre administration ait publié un agrégat statistique qui correspond à l’objet qui nous intéresse. Par exemple, un chiffrage budgétaire associé à une mesure d’exonération de taxe, dont on trouve de nombreux exemples dans le RESF (Rapport Économique, Social et Financier). On se sert de ces agrégats pour vérifier que nos calculs sont exacts : la somme des taxes que nous simulons est-elle bien dans le bon ordre de grandeur, arrive-t-on à identifier facilement les sources de différences et à comprendre leur magnitude, etc. De manière générale, on estime qu’on doit toujours être cohérent avec le cadre général de la comptabilité nationale, qui est un socle utile également pour penser les enjeux redistributifs de la richesse monétaire totale de notre économie.
Bien entendu, nous prêtons aussi attention à ce que d’autres équipes ont fait sur le sujet. Nous ne travaillons pas dans un vase clos et souvent d’autres ont eu les mêmes idées ou se préoccupent de sujets proches, c’est l’avantage d’être inséré dans le milieu de la recherche et d’interagir souvent avec les administrations. Dans le cas de la tarification effective du CO2, par exemple, le CGDD publie chaque année un exercice proche dans son Rapport sur l’impact environnemental du budget de l’Etat. Proche mais pas complètement aligné, comme je le détaillais plus haut. Il nous importe que nos résultats soient compatibles avec d’autres ; cela en renforce la crédibilité.

Quels constats ou tendances ce rapport vient-il confirmer ou compléter ?

Le fait majeur que l’on observe, c’est l’extrême diversité des situations des acteurs vis-à-vis de la taxation des énergies, et donc de la tarification effective de leurs émissions de CO2. Or, ce niveau de tarification effective représente l’incitation qu’il y a pour un acteur donné à décarboner son activité. Aujourd’hui, en fonction des années et en fonction de quel type d’acteurs vous êtes (ménages, entreprises, protégés ou non, dans tel ou tel secteur, etc), les incitations à décarboner varient énormément ; or il n’est pas toujours complètement clair de comprendre pourquoi on juge ces variations souhaitables.
L’autre fait marquant, c’est le fait qu’une mesure qui n’a rien d’environnemental dans son ambition pourrait avoir des conséquences environnementales, ce qui paraît bien sûr assez naturel, mais qu’il est important de quantifier. On s’est intéressé par exemple aux impôts de production, qui ont été réduits dans les dernières années par le législateur, et dont la disparition totale est programmée. A priori cette mesure n’a rien d’environnemental dans son ciblage ; mais il nous semblait important de montrer que cette mesure bénéficie en fait davantage aux entreprises les plus intenses en CO2, par euro de valeur ajoutée. Il ne s’agit pas de conclure pour autant, en tout cas pas sur la base de cette analyse, que la baisse des impôts de production a nécessairement pour conséquence d’augmenter les émissions de CO2, ou même qu’elle n’est pas souhaitable. Mais c’est un élément important d’évaluation de cette politique publique, qui devrait être systématisé.


Quelles limites et quelles suites pour ces travaux ?

L’extension aux autres domaines de l’économie ! La France manque cruellement de données microéconomiques, c’est-à-dire au niveau individuel, sur les consommations énergétiques des individus et des entreprises. Nous bénéficions en France d’un écosystème de données administratives extrêmement riche, avec des acteurs tels que la DGFiP, l’Insee ou le CASD qui sont réellement aujourd’hui à la pointe de ce qui se fait en matière de mise à disposition de données pour la recherche. Mais certains acteurs cruciaux sont indubitablement en retrait, y compris par rapport à ce qui se fait chez nos voisins. En particulier, on connaît beaucoup moins de choses sur les consommations d’énergie des Français qu’on n’en sait sur leurs impôts, leurs revenus, leurs voitures, et même leurs patrimoine. Ces données de consommation énergétique existent, il s’agit de trouver un moyen d’y autoriser un accès et de les valoriser. C’est un enjeu de taille : sans savoir qui consomme et émet quoi dans l’économie avec précision, on ne peut pas comprendre quels effets ont les multiples politiques publiques que l’on a mis en place pour décarboner notre économie, et on ne peut pas juger de si ces politiques sont efficaces ou non, souhaitables ou non. D’un point de vue pratique, en l’absence de données précises de consommations et revenus, on ne peut pas non plus cibler les politiques publiques énergétiques comme on pourrait le souhaiter ; on a vu par exemple pendant la crise énergétique la difficulté qu’il y a eu à combiner chèque énergie, ciblé en fonction du revenu mais indépendant de la facture énergétique des consommateurs, et gel des prix, une mesure très protectrice mais indiscriminée en fonction du revenu et donc très coûteuse.

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